INDIGO : AFRIQUE
Mes ancrages africains sont remontées à la surface l’année d’enfermement « covid » durant laquelle je me suis plongée dans le voyage dans l’indigo.
Cette série de peintures sur toile succède à la série Now is Gone.
Le blanc du fond laisse place au noir. La couleur bleu-noir ou indigo de la peinture àl’huile, évolue et rythme des intervalles contrastés, fondus dans la teinte noire et mate : la couleur glisse doucement vers l’éclaircissement par un ajout progressif du blanc.
Au départ, en installant les toiles sur les murs de mon atelier, mon lieu de vie, j’ai eu peur de m’entourer d’obscurités, de renvoyer une énergie sombre. En fait, je les découvre comme des entités qui me subjuguent, au fil de chaque regard elles se transforment en généreux messages avec le jour qui vient.
Les toiles deviennent des surfaces ondulantes qui se meuvent au rythme de la nuit et du jour, se révèlent par l’intensité changeante d’une lumière réfléchie.
L’éclairage agit sur la surface et exacerbe plus ou moins le passage de l’ombre à la lumière. Chaque temps, pluie ou soleil, transforme l’oeuvre, et en silence dévoile un détail, une nouveauté, une touche, mesure une teinte… devient surprise, apparition !
Le cerveau en même temps qu’il se repose, travaille en permanence. En l’absence de lumière, dans la nuit sombre, les surfaces se replient dans le sillage de la fracture. Si peu à peu la lumière revient, des brillances s’accrochent à l’épaisseur de la touche, envoient des signaux cuivrés. D’une musique élancée et silencieuse, les toiles de surfaces indigo sont là, offrent un horizon céleste, abyssal, infini, me plongent dans un sentiment de confiance réconfortant. Aujourd’hui, comme une nécessité, ce travail sur la couleur indigo est synthèse, une simplification d‘un tout, un lâcher prise.
Comme une ombre qui se déplace, de ce bleu dense se dégage avec subtilité le contact du blanc. La partition d’une mélodie qui avance, rythmée par la saccade d’un pinceau maîtrisé, d’un souffle retenu… Un son déguisé de noir qui s’amplifie, dégageant, pulvérisant le nectar bleuté de son pigment. Peur de faire trop clair sur le fond noir… Les noirs succèdent aux noirs qui en fait sont des bleus ! Clair-obscur ! Jubilation de découvrir que l’on ne voit pas ce que l’on croit voir. Comment un bleu-noir peut-il se différencier d’un bleu-noir ? C’est alors que le regard se laisse absorber dans cette matière vivante.
C’est une entrée affirmée dans une dimension abyssale d’où l’on reviendrait, un plongeon vers l’inconnu fascinant, une remontée progressive et douce vers la surface.
Le concept du sombre n’est en fait que clarté : altérité ! Plus il est concentré et dense, plus il est foncé, plus on le voit car c’est de là qu’il tend vers le clair. « Un » annonce « deux ». L’obscurité dévoile la lumière.
Telle la macération de l’Indigo : plus il y a d’air (et donc de lumière), plus le liquide se meut en bleu. La couleur Indigo est élégante, sobre, sensuelle, féminine et masculine, au parfum tonique de racine, de terre, de profondeur marine ou céleste.
Le terme « Indigo » désigne la matière colorante extraite des feuilles de plusieurs espèces de plantes à Indican, dont l’Indigotier, en une seule et même molécule nommée « Indigotine » ou « Indigo », d’une puissante couleur bleu foncé. C’est une couleur ancestrale aux qualités uniques qui relie l’humanité comme un bien commun à tous, à la caractéristique d’avoir, dans tous les continents du monde, rassemblé les hommes autour de la tradition de la teinture.
On retrouve l’indigo dans des traditions millénaires en Chine, en Inde, au Pérou, au Mali ou en Egypte. Très prisé par les Européens, de l’Antiquité à la Renaissance, pour la rareté et la difficulté à obtenir des colorants bleus pour tissus. C’est la teinture du bleu de travail, celle du Blue Jean Américain. Porté en Asie par les guerriers Samouraïs sous leur armure, un vêtement était teinté d’indigo pour sa beauté et ses propriétés antiseptiques. Dans le Kundalini Yoga, la couleur symbolise le 6e Chakra, celui du front ou « troisième oeil », AJNA qui correspond au son « Ôm ».
La méthode traditionnelle d’obtention de la couleur se fait par un procédé d’extraction naturel : la fermentation des feuilles dans l’eau permet de libérer l’« indoxyle » transformant en bleu noir le liquide densifié des feuilles macérantes, pour en renforcer le tanin, tel un processus de vinification. L’oxygénation révèle le pigment « indigo » qui s’oxyde au contact de l’air et de la lumière.
Le vécu comme expérience imprime le corps d’une mémoire indélébile : très vite j’ai compris que le tissu de couleur indigo serait mon objet indispensable. En voyage je ne pars jamais sans mon pagne indigo. Il me serre toujours, m’isole du froid. Je suis certaine que, comme le Henné, l’indigo a des vertus protectrices. En tout cas j’ai toujours voulu le croire, comme une chose entendue. C’est mon tissu protecteur, mon talisman.
Afrique, Sénégal, en pays Bedik (à la frontière sénégalo-guinéenne) : souvenirs de moments puissants, en pleine brousse, sur les marchés de tissus indigo, centre de rassemblement des marchands venus de toutes parts. Sur des bancs de bois rafistolés, des piles de bandes épaisses cousues, des solfèges de bleus s’offrent à ceux qui peuvent les saisir.
Le parfum fort des étalages d’indigo se distingue de la poussière de la terre sèche et de
l’air chaud mélangés, du bruit des voix des hommes des femmes, du vent, des animaux,
des charrettes, des transistors… Les piles de tissus nombreux, majestueux, propres,
forts, poignants, impeccables. Les mains sont bleues à force d’avoir déplié les étoles aux
différents motifs.
Asie, extrême nord Viêt-Nam, province Lao Caî : des rizières sillonnant les vallées,
noyées dans leurs perspectives, les contours montagneux apparaissent dans les brumes, humides et vaporeuses. Là, les maisons ponctuent de touches sombres les plateaux en escaliers : géométries linéaires, ondulations verdoyantes, inondations, reflets du ciel dans les flaques. Les vêtements indigo sèchent, suspendus à un fil.
Les paysans Hmong habillés de bleus travaillent sans relâche. Leurs vêtements d’étoffe épaisse sont usés mais rendus résistants par leur couleur gorgée de pigment indigo.
Désert : silhouettes ondulantes des hommes bleus, les Touaregs… peaux noircies par la teinte des chèches indigo, contrastés par l’orange oxyde du Henné, le jaune de Naples des étendues de sable, le rouge laqué des buissons épineux… voiles volants.
Ciel immense jour et nuit, immensité d’un silence à l’écho bruyant !
Chris Pillot – Peintre, France.